Non humain, trop humain (partie 1). Sur les histoires courtes d’Haruko Ichikawa (2011)

Le moins que l’on puisse dire est que l’entrée d’Haruko Ichikawa dans le monde du manga a été magistrale. Inconnue jusque là du grand public, l’autrice de l’Ère des cristaux s’est fait remarquer grâce à ses nouvelles parues d’abord dans des magazines entre 2006 et 2011, avant d’être compilées ensuite en deux volumes. Ce premier travail lui vaut l’un des prix manga les plus prestigieux : le prix Osamu Tezuka dans la catégorie Espoir. Bien qu’encore nouvelle, Haruko Ichikawa n’a rien d’une novice. En effet, ses histoires possèdent déjà une identité visuelle et narrative très forte, témoignant de la parfaite maîtrise de son art. Avec des décors souvent minimalistes et des personnages aux traits simples, Haruko Ichikawa est pourtant l’une des rares mangakas à savoir pleinement exploiter avec subtilité le dessin en noir et blanc. Le plus infime détail chez elle contribue à prolonger l’histoire au-delà de ce que la narration a à offrir. Si l’on devait situer son univers dans une catégorie, ce serait celle de la science-fiction, dans la mesure où le développement de la science dépasse ce que nous connaissons et fait largement appel à l’imaginaire. Néanmoins dans son cas, il est peu question de machine ou de technique. On est plutôt centré autour de ce qui existe déjà : le végétal, l’animal, le cosmique. En somme, tout ce qui a trait aux formes de vie immanente à la Nature.

Mushi to uta
25-ji no Vacances

Comme je l’ai précisé, les histoires regroupées dans le recueil ont été publiées en plusieurs occasions sur un temps étalé. Pourtant, les deux volumes se conçoivent moins comme une simple anthologie que comme une œuvre qui possède sa propre unité et cohérence, notamment dans le style, la tonalité et les thèmes abordés. En ce sens, le recueil représente une perfection dans ce que le genre peut offrir. Les histoires sont toutes différentes les unes des autres, et pourtant, on y trouve de nombreux échos entre elles. Ce sont autant de liens à tracer pour parvenir à mieux comprendre cet univers graphique qui repose souvent sur l’implicite et les ellipses, avec toujours une structure narrative complexe. Emergent ainsi plusieurs thématiques fortes – que l’on retrouvera plus tard dans son manga l’Ère des cristaux : la solitude, la différence, le désir de liberté, la recherche du lien, l’amour, le don. Ces thématiques sont comme des clés de lecture aux histoires dont les codes nous semblent souvent étranges et déstabilisants.

Sans être non plus dans le réalisme, ces histoires sont au départ ancrées dans un univers normal, ou du moins qui se situe dans notre horizon du concevable, même lorsque la situation est exceptionnelle. Par exemple dans « Violight », il s’agit d’un accident d’avion. Dans « On Pandora », on apprend d’emblée sur l’histoire se situe sur Pandora, une des satellites de Saturne. Non, ce qui rend les histoires d’Haruko Ichikawa tout à fait originales, c’est l’irruption à un moment ou un autre du « Das Unheimliche » freudien (traduit en français par l‘inquiétante étrangeté). On peut définir ce concept comme une expérience psychologique au cours de laquelle ce qui semblait familier prend une aura inquiétante et angoissante. Ce concept peut s‘appliquer de deux manières aux histoires du recueil. D‘une part, les personnages ne sont pas véritablement tels qu‘ils apparaissent. Il y a toujours un moment où l‘on a droit à une révélation complètement déstabilisante. D‘autre part, la fascination d‘Haruko Ichikawa pour le corps en fait presque un objet monstrueux. Le corps, qui est ce que sans doute nous avons de plus familier et de plus proche au cours de notre vie, est soumis à toutes sortes de violence : il est découpé, détruit, disséqué, déformé, brisé. L‘approche n‘a absolument rien de réaliste. Sans aucune intention sadique puisqu‘il n‘est jamais question de douleur, l‘autrice nous force à nous sortir de notre point de vue humain en faisant violence à ce que nous sommes censés connaître le mieux, en le rendant inconnu et inquiétant à nos propres yeux. C‘est une forme de décentrement qui élargit notre vision de la vie. Autrement dit, l‘univers d‘Haruko Ichikawa échappe au narcissisme, l‘homme n‘est pas le centre de tout, il est désacralisé dans son idée même au profit d‘autres formes de vie. Voilà un apport fondamental et rare. 

A 25-Hour Vacation
The Kusaka Siblings

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The Star Lover

La première histoire, « The Star Lover », est assez mystérieuse et étrange à la première approche. Satsuki est un collégien qui rend visite à son oncle, un biologiste. Il est accueilli par sa fille, Tsutsuji. Très vite, on apprend qu‘elle est en réalité une plante née du doigt découpé de Satsuki lorsqu’il était enfant. La nouvelle peut être interprétée comme un récit initiatique où des personnages changent et gagnent en maturité. Satsuki a été plus ou moins abandonné par sa mère partie à l‘étranger pour se remarier. De la même manière, l‘oncle a été rejeté par sa famille à cause de son albinisme. Les deux personnages sont dans une situation assez similaire de rejet. Le lien entre eux est Tsutsuji. L‘équilibre entre les trois pôles est bouleversé lorsqu‘un jour Satsuki déclare son amour à Tsutsuji. Or la jeune fille est déjà liée à l‘oncle. Se sentant dans l‘impasse, elle se coupe le bras pour l‘offrir à Satsuki, en espérant qu’il donne naissance à un être qui pourra l‘aimer aussi. Puisque Tsutsuji est une plante, c’est comme si elle se coupait l’une de ses branches. Cet acte peut être interprété comme un acte d‘amour semblable à celui qui lui a donné naissance. En effet, dès le début, Satsuki dit aimer son oncle. C‘est pourquoi il a voulu lui fabriquer une médaille en guirlande avec une étoile et s’est malencontreusement coupé le doigt. Avec ce doigt, l’oncle a donné naissance à Tsutsuji. 

Dans le titre « The Star Lover », le mot « lover » n’a pas nécessairement le sens restrictif d’amoureux ou d’amant. Quand Tsutsuji dit à l’oncle « In the morning I’m your mother, during the day I’m your daughter and at night I’m your lover », il faudrait plutôt comprendre qu’elle remplit tous les rôles de la femme auprès de lui car elle tire son origine du sentiment d’amour de Satsuki. Mais l’oncle, aussi bien sur Satsuki, agissent égoïstement envers la jeune fille. L’amour de Satsuki n’est rien d’autre qu’un désir narcissique de possession lié au fait d’avoir été abandonné tandis que l’oncle n’a sans doute jamais considéré Tsutsuji autrement que comme une expérience de laboratoire, un être qu’il a créé. Le fait qu’il se soit rasé la tête au début de la nouvelle peut néanmoins être interprété comme une volonté de changement. La fin de l’histoire présage un nouveau départ. Dans l’un des dialogues, l’oncle dit que l’une des règles de la famille est d’aller accueillir ses membres qui rendent visitent. De fait, lorsque Satsuki revient après un mois d’absence, il retrouve l’oncle et Tsutsuji au seuil de la porte et découvre par la même occasion que la jeune fille a régressé vers l’enfance et a tout oublié. Selon l’oncle, il a fallu élaguer les parties infectées, qu’on pourrait comprendre par métaphore qu’il s’agissait de la relation toxique qui les reliait. Grâce au bras de Tsutsuji, offert comme un don d’amour, les deux hommes ont réussi à surmonter leur égoïsme pour former avec la jeune fille une famille, ce qu’elle a en fait toujours voulu. Dans les dernières pages, l’atmosphère est apaisée et lumineuse. Un dernier détail significatif parfait le tableau : sur un mur, une image de Kannon, divinité bouddhiste de la compassion, parfois représenté avec un millier de bras, est suspendue, sous laquelle se trouve comme une offrande le bras découpé de Tsutsuji.

Dans « Bugs and songs », Haruko Ichikawa explore également de manière touchante et originale le thème de la famille, toujours avec une forte empathie pour d’autres formes de vie. Ici il ne s’agit pas de plante mais d’insecte. Uta est un lycéen ordinaire qui aide son frère aîné à fabriquer des modèles d’insecte de grande taille. Tout semble a priori normal jusqu’à ce qu’un insecte-humain apparaisse un jour devant lui. On découvre alors que le frère aîné s’adonne à des expériences sur des insectes pour leur donner une forme humaine afin de leur permettre de survivre dans le futur. La nouvelle créature, d’abord hostile, se laisse finalement apprivoiser. A vrai dire, il est issue d’une expérience ratée et le frère a tenté de s’en débarrasser en l’enfouissant dans l’océan. Baptisé Shiro, il apprend à vivre à la lumière du jour et dévore avec appétit les plantes et les fleurs qu’on lui offre. C’est avec un certain attendrissement qu’on voit naître une relation fraternelle et une complicité entre lui et Uta. Ce dernier lui apprend à manger, à boire du thé, à parler comme un humain. Les jours passent, et avec l’arrivée de la neige et du froid, Shiro dépérit peu à peu. Car même s’il a à présent une forme humaine, sa nature reste celle d’un insecte à la durée de vie éphémère. C’est avec une grande pudeur qu’Haruko Ichikawa élude sa mort, en utilisant très simplement un aplat noir – l’ombre de celle qui a contribué à le créer – le dévorant. Elle nous montre aussi la douleur d’Uta par la position de son corps endeuillé. Un peu plus tard, ce dernier tombe malade à son tour et on découvre que lui et sa sœur sont de même nature que Shiro, c’est-à-dire qu’ils ont été créés par le frère aîné à partir d’insectes. Alors qu’il préparait déjà son avenir, c’est avec cruauté qu’Uta se voit ainsi condamné. Sans haine, il accepte son destin avec résignation. Son seul regret est de n’avoir pu dire à Shiro qu’ils étaient vraiment frères, ni d’avoir pu atteindre le printemps avec lui. La nouvelle se clôt sur une note mélancolique. Dans une maison à présent vide, le frère aîné entend le chant d’un insecte (Uta signifie en japonais chant) et prend conscience de ses erreurs. Dans cette histoire comme dans « The Star Lover », Haruko Ichikawa dénonce une forme d’hybris du scientifique qui se prend pour un Dieu créateur, jouant avec les vies sans se soucier des cruelles conséquences. En brouillant les frontières entre l’humain et le non-humain (en donnant à des insectes ou des plantes une forme humaine), elle semble affirmer au contraire l’égalité de valeur de tous les êtres, quelque soit leur nature. On retrouve ici encore une fois l’influence du bouddhisme, si souvent présente dans ses œuvres. 

La mort de Shiro
« I wanted to show him spring »


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