Non humain, trop humain (partie 2). Sur les histoires courtes d’Haruko Ichikawa (2011)

Après un article introductif où j’ai abordé deux nouvelles importantes du premier volume, je vais à présent évoquer dans cette seconde partie les histoires restantes, toujours en essayant de tisser des liens entre elles.

Centrés autour d’un lien fraternel construit, les nouvelles « The Kusaka Siblings » et « A Lunar Funeral », bien que très différents, ont un schéma narratif similaire : un être solitaire, marginal, en quête de liberté, fait la rencontre d’un autre être semblable à lui, mais venu du cosmos. Leur nature différente ne les empêche pas de se rapprocher jusqu’à devenir l’un pour l’autre une famille. « Famille » chez Haruko Ichikawa a un sens tout particulier. C’est le résultat d’une rencontre, un contact grâce auquel les personnages parviennent à briser leur absolue solitude, à avancer et à trouver un nouveau sens à leur existence. Rien d’absolument novateur jusque là, mais la mangaka parvient à renouveler cette trope d’une façon si élégante et profonde que ç’en est prodigieux. Dans « The Kusaka Siblings », Yukiteru n’a jamais connu ses parents et s’est toujours conformé aux attentes des autres de peur d’être abandonné, tout en espérant un jour être enfin libre. De caractère asocial, il vit seul dans une grande maison traditionnelle, au point que son co-équipier le surnomme l’ermite. Hina quant à elle est un bout de comète échouée par hasard sur Terre. Yukiteru résume très bien leur lien : « We’re brother and sister. Human trash and comet debris ». Avec de nombreuses séquences d’humour, l’histoire se termine pourtant avec une certaine tristesse, car pour soigner l’épaule de Yukiteru d’une blessure grave, Hina détruit son corps artificiel fait de bric-à-brac, devenant au cours de l’opération une partie de son frère. Dans « A Lunar Funeral », le premier personnage est un lycéen considéré comme un génie par son entourage mais qui se sent prisonnier d’un destin tout tracé. Un jour, il se trompe de train en se rendant à un examen et décide alors de tout laisser tomber pour partir le plus loin possible dans le Nord trouver un endroit qui ressemblerait à l’enfer. Par hasard, il rencontre dans un petit village Aida qui se fait passer pour son frère et accepte de l’héberger. Adulé par tous les villageois, ce dernier est en fait le dernier individu de son espèce, un Lunarien exilé sur Terre et dévoré d’une maladie horrible qui lui ronge la peau. Le climat dans lequel se passe le récit est froid et hostile, renforçant encore plus l’impression de solitude et d’isolement des personnages. Avec justesse, Haruko Ichikawa parvient à montrer comment l’espoir peut à nouveau renaître grâce au lien chez des êtres sans attaches, et par conséquent changer à jamais leur vie.

The Kusaka Siblings
A Lunar Funeral

Toutes les nouvelles sont nimbées d’une atmosphère poétique plus ou moins forte, créant un sentiment si particulier de grandeur et de flottement. Parmi elle, « Violight » et « On Pandora » s’y distinguent particulièrement, jusqu’à parfois rendre difficile la compréhension de l’histoire. Toutes deux retracent de façon bouleversante une brève rencontre et une séparation soudaine. Dans « Violight », Haruko Ichikawa reprend le motif du naufrage, souvent associé au manga d’horreur, pour l’imprégner d’un sublime onirisme dans une nature mystique. Mirai est un lycéen en voyage scolaire, seul survivant d’un crash d’avion lors d’un orage. La foudre, responsable de l’accident, se sent coupable. Elle décide alors de prendre une forme humaine et se fait passer pour Sumire, un des camarades de Mirai – qui a tout oublié – afin de le mener vers un endroit sûr au phare. Cependant, l’enveloppe humaine de la foudre cède peu à peu à la puissance incontrôlable de sa vraie nature. Avec un sens de la mise en scène impressionnante, Haruko Ichikawa montre comment le corps de la foudre est déchiqueté et comment malgré tout, avec l’énergie de désespoir, elle tente de guider Mirai qui ne se doute de rien. Ce dernier, sachant qu’il n’aurait pas pu survivre sans son ami souhaite lui offrir un sachet de sucre, son unique possession au monde qu’il a gardée avant l’accident. Mais sans son corps humain, Sumire ne peut plus se montrer devant lui. C’est en le cherchant que Mirai tombe d’une falaise. Oubliant sa nature, la foudre tend la main pour l’aider. Les deux personnages finissent par entrer fatalement en contact, provoquant un nouvel orage. Le cycle du naufrage se répète, permettant cette fois-ci à la foudre d’accomplir sa mission jusqu’au bout. « Sumire », le nom adoptée par elle, signifie violette, d’où le titre de la nouvelle (« violight »). « Mirai », quant à lui, renvoie au temps futur, comme un écho possible à la jeune naufragée sauvée à la fin du récit. La note finale, si elle n’est pas totalement sombre, est cependant nostalgique. Après le bref contact de l’Ami, la foudre est de nouveau plongée dans la solitude, comme une malédiction dont elle est à présent consciente.

« On Pandora » est le récit de retrouvailles avortées sur un fond de dystopie. Sur Pandora, une satellite de Saturne, une école d’élite accueille les jeunes filles les plus douées. Tout cela n’est cependant qu’une façade. En effet, les plus dociles sont destinées à devenir des femmes de scientifiques tandis que les autres seront utilisées comme des sujets de laboratoires. A l’origine de Pandora, il y a le frère de Nana, considéré par tous comme le génie qui sauvera l’humanité. C’est là qu’il envoie Kuodora, l’amie d’enfance de sa sœur, afin de la remettre sur le droit chemin. A l’origine, Kuodora est une créature marine utilisée par le frère pour ses expériences scientifiques. Sous la forme d’une jeune fille muette à la peau sombre, elle est rapidement démasquée par Nana. Seule amie qu’elle ait jamais eu, Nana veut lui rendre la liberté confisquée par son frère et a fait en sorte que son frère la lui envoie s’occuper d’elle. Néanmoins, Kuodora ne lui révélera jamais ses vraies intentions et désirs. C’est lorsque Nana est diplômée qu’elle se rend compte que la vraie mission confiée par le frère était de récolter des données à partir des jeunes filles jetées dans l’espace. Cependant Kuodora refusera de lui obéir, de même que la créature qui garde les filles en vie. Ensemble, elles erreront librement dans l’espace à la recherche d’un endroit où elles pourront toutes à nouveau danser ensemble. Nostalgie ultime qui renvoie à un épisode enchanteur du passé quand elles étaient encore étudiantes. Dans une double page sublime, Haruko Ichikawa montre dans une scène de danse les jeunes filles, ignorant le destin qui les attend, pleine d’insouciance, de bienveillance et d’amour, figées dans l’éternité. Il s’agit d’un temps suspendu, irréel, totalement coupé de tout. C’est ce moment déterminant que Kuodora veut retrouver, alors que devant elles s’étend une éternité autre, celle de l’immensité spatiale, inimaginable et angoissante.

La dernière histoire dont je parlerai est aussi la plus longue du recueil. Faisant la moitié du second volume, « A 25-hour vacation » est une nouvelle en deux parties sur les rapports complexes et ambigus d’une sœur et son frère. Avec sensualité et délicatesse, Haruko Ichikawa met en scène une tension incestueuse entre les deux personnages, tout en suggérant qu’il s’agit bien plus que cela. Par petites touches, elle nous révèle leur passé et leurs sentiments. La sœur, Otome, est considérée depuis toujours comme un génie extravagant fascinée par les créatures étranges. Cependant, contrairement aux personnages de ce type dans les autres histoires (excepté A Lunar Funeral), elle n’est pas antipathique. Bien qu’elle puisse apparaître comme froide et confiante, c’est en fait un personnage vulnérable, solitaire, possédant une piètre estime d’elle-même et consciente de sa propre étrangeté. Sa transformation en coquille, suite à l’ingestion de créatures marines de son laboratoire, pourrait manifester son sentiment d’aliénation. Otome devient de moins en moins humaine. Seul son amour dévorant pour son frère Kota et le sentiment de culpabilité qu’elle nourrit envers lui l’empêche encore de passer de l’autre côté. Les deux personnages sont liés par un accident du passé. Un jour Kota est tombé d’un arbre et s’est gravement blessé l’œil. Sa sœur est la première personne à l’avoir découvert mais fascinée par la blessure, elle n’a pas tout de suite appelé à l’aide. Depuis ce drame, Kota porte un œil rouge sang qui lui vaut d’être persécuté par les autres enfants. Toujours complexé par son physique, il s’est laissé pousser les cheveux pour cacher cet œil et avoue avoir choisi de photographier les créatures étranges à travers le monde afin de se sentir moins seul dans sa propre monstruosité. C’est pour lui offrir un nouvel œil en perle qu’Otome devient une coquille humaine – au sens littéral – et sacrifiera ses jambes. Elle lui en fera la promesse bouleversante : « I will bring you the moon. » En désignant l’oeil de perle par la lune, Haruko Ichikawa veut aussi signifier que pour Kota, Otome est prête à accomplir l’impossible, ce dont par ailleurs elle parviendra. 

Promesse

Comme d’autres personnages du recueil, elle a en elle une radicalité à la mesure de sa passion. Kota est le seul être qui puisse l’aimer et qu’en retour elle peut aimer. Dès les première pages du récit, on voit que le lien entre les deux personnages est à l’origine de tout. Sans jamais céder à une fascination sordide pour le thème de l’inceste, Haruko Ichikawa nous montre l’amour absolu d’une sœur pour son frère. Amour complexe, excessif, interdit, qui va au-delà du don de soi, jusqu’à l’anéantissement. A cet égard, les trois pages finales sont parmi les plus belles jamais dessinées en noir et blanc. Selon le titre de la nouvelle, il s’agit de la 25e de vacances ensemble, heure suspendue où le soleil se meurt. Kota a recouvré un œil normal et aide sa sœur à se tenir sur ses nouvelles jambes artificielles. Le soleil, dans ses dernières heures, illumine une dernière fois graduellement les visages, jusqu’à ne laisser que des silhouettes blanches aux contours imprécis, mais dont les ombres s’allongent indéfiniment à leurs pieds. C’est l’heure ambiguë où, seuls au monde, les deux personnages baignent dans une félicité et une paix totales, au moment où la lumière la plus éclatante est aussi celle d’une agonie. Fragilité suprême dans la finesse des ombres et les dernières paroles suspendues de la sœur : « I don’t mind / if you break me into powder ».

Le recueil n’étant pas disponible en français, les scans et traductions sont issues des fansubs Habanero Scans et Lovely Strange Dark, mille merci à ces équipes ! En japonais, les deux volumes sont publiés par Kodansha.

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