Métaphysique du café. Analyse d’une scène de Deux ou trois choses que je sais d’elle de Jean-Luc Godard (1967)

Deux ou trois choses que je sais d’elle est un film de Jean-Luc Godard. A l’origine, le film est censé être une adaptation de la nouvelle le Signe de Maupassant. Mais Godard, tombant un jour sur une enquête de Catherine Vinemet dans le Nouvel Observateur sur les femmes qui se prostituent dans les grands ensembles, décide de s’en inspirer pour son film. De ce fait, ce film est assez particulier dans la mesure où il est une hybridation entre la fiction, le documentaire et l’enquête sociologique. Sorti en 1967, c’est-à-dire un an avant les événements de mai 68, il témoigne de l’implication et de l’engagement politique de Godard. Ce dernier sacrifie la diégèse au profit du discours. En effet, il n’y a pas à proprement parler une histoire ou un récit. Le cinéaste s’attache en revanche à nous proposer une vision critique de son époque.

Dès le début, le « elle » que l’on retrouve dans le titre du film est explicitée : il s’agit de la région parisienne. Juste après le générique, on voit des plans de la ville. Une voix murmure : « Le 19 août a été publié dans le Journal officiel, une loi sur les services publics de la région parisienne. Deux jours plus tard, Paul Delouvrier est nommé préfet de Paris. La déclaration officielle dit qu’il est équipé de structures bien définies. Il est sûr que l’aménagement de la région parisienne va permettre au gouvernement de poursuivre plus facilement sa politique de classe. Et aux grands monopoles d’organiser et d’en orienter l’économie sans tenir compte des besoins et des aspirations à une vie meilleure de ses 8 millions d’habitants. » Le sujet principal du film est donc les conséquences des politiques d’aménagement des grands ensembles. On suit un personnage, Juliette, dont on nous dit d’emblée qu’elle est jouée par l’actrice Marina Vlady. Le refus de l’artifice et la mise en place de la distanciation renvoient à la dimension documentaire et critique du film. Juliette vit dans un appartement des 4000 à la Courneuve. Elle bénéficie du confort moderne offert par le grand ensemble mais est obligée de se prostituer occasionnellement pour subvenir à ses besoins. La modernité ne fait que cacher la misère. A partir de ce personnage et autour de ce personnage, le cinéaste va s’attacher à montrer en sociologue les conditions de l’aliénation. L’affiche du film est en ce sens assez significatif. Faite sous forme de collage, on voit au centre le visage de Marina Vlady autour duquel vient se greffer des publicités de produits ménagers, des pages de lingeries ou de mode, des photographies associées à la vie du grand ensemble. Ce collage d’éléments hétérogènes objectifie et déshumanise la femme qui n’est plus qu’une image sur un bout de papier parmi d’autres. En même temps, cette affiche dit l’aliénation, puisque le visage de Marina Vlady est cerné de toute part, les jambes de femme ainsi que les articles de lingeries rappelant sa condition de prostituée. La femme finit par être réduite elle-même à un objet de consommation.

Cet extrait du café est une séquence célèbre du film. Il le représente aussi bien qu’il s’en écarte, et c’est là ce qui fait tout son intérêt. Alors que le film peut paraître au visionnage éclaté, morcelé, avec des séquences disjointes – perception rapportée par des critiques à la sortie du film en 1967 et qui est voulue par Godard lui-même -, dans l’extrait au contraire, il y a la volonté d’une certaine unité.

L’extrait se construit sur une dialectique. C’est en tout cas notre hypothèse d’analyse. En effet, la tension entre le son et les images reproduit le schéma antithétique à l’intérieur du discours et reflète l’aliénation des personnages, une aliénation sociale et humaine, qui se mue en un pessimisme généralisé sur la perte de sens par rapport au monde et à l’humanité, jusqu’au renversement finale, qui est précisément le dépassement dialectique, celui de l’apparition de la conscience qui procède de la rencontre entre l’image et du son, de la forme et du contenu. En ce sens, notre analyse s’articulera autour de ces trois mouvements : l’aliénation ; la tentative d’embrasser le monde et enfin la conscience ou l’unité retrouvée.

1. L’aliénation

Toute la critique présente dans Deux ou trois choses que je sais d’elle a rapport avec l’aliénation qui est un concept marxiste par excellence. Il s’agit de l’aliénation qui résulte de l’urbanisme des grands ensembles, du travail, de la famille, de la prostitution. En somme, une aliénation humaine généralisée qui serait la conséquence directe de la société de consommation, c’est-à-dire du système capitaliste. Le film est plus que jamais ancré dans la pensée théorique et critique de son époque et cela se ressent pleinement dans l’extrait à travers le monologue en voix-off qui reproduit un enchaînement de raisonnements logiques propre à une réflexion philosophique.

Il y a tout d’abord le bonheur et l’harmonie que nous promettent le matérialisme et la société de consommation : « Peut-être que l’objet est ce qui nous permet de relier, de passer d’un sujet à l’autre, donc de vivre en société, d’être ensemble. » On voit dans le film l’importance des objets et le désir qu’ils suscitent, associés au confort moderne. Les produits de supermarché, les produits électroménagers, les articles de grands magasins et la voiture sont devenus des objets étroitement associés à l’émergence d’une société de consommation. L’utopie des grands ensembles s’intègre aussi dans ce paradigme. Il s’agit d’offrir à tous une salle de bain, comme on le voit dans le film. En 1968, Jean Baudrillard publie son premier essai sociologique majeur qui s’intitule Système des objets dans lequel il évoque notre nouveau rapport aux objets dans les sociétés modernes ou postmodernes. De même, en littérature, le premier roman de Georges Perec, les Choses (1965), aborde sous le prisme de la fiction (mais fortement empreint de sociologie) le rapport ambigu et contradictoire que nous avons aux objets. En effet, les objets, au lieu de nous relier les uns aux autres et de permettre de vivre ensemble, nous plonge dans l’éternelle insatisfaction qui est celle de désirer toujours plus. Nous croyons dominer les objets mais c’est en fait eux qui nous dominent. Nous croyons y trouver le bonheur mais c’est en fait une forme d’aliénation. 

Cette idée d’aliénation est sous-entendue dans le monologue. Que l’objet est ce qui permet d’être ensemble, cette hypothèse est rapidement écartée au profit de celle qui pose l’ambiguïté de la relation sociale. S’ensuit un long enchaînement anaphorique à partir de « puisque » sur les causes de cette ambiguïté : « puisque ma pensée divise autant qu’elle unit, puisque ma parole rapproche par ce qu’elle exprime et isole par ce qu’elle tait, puisqu’un immense fossé sépare la certitude subjective que j’ai de moi-même (plan rapproché sur la tasse de café) et la vérité objective que j’ai pour les autres, puisque je n’arrête pas de me trouver coupable, alors que je me sens innocent, puisque chaque événement transforme ma vie quotidienne, puisque j’échoue sans cesse à communiquer, je veux dire à comprendre, à aimer, à me faire aimer et que chaque échec me fait éprouver ma solitude (gros plan sur le visage de Vlady), puisque… » (…) « puisque, puisque je ne peux pas m’arracher à l’objectivité qui m’écrase ni à la subjectivité qui m’exile, puisqu’il ne m’est pas permis de m’élever jusqu’à l’être, ni de tomber dans le néant…« . La principale figure utilisée ici est l’antithèse. Ce qui crée l’aliénation, c’est le sentiment d’être écartelé entre deux extrêmes (la division et l’unité, la subjectivité et l’objectivité, la culpabilité et l’innocence, l’être et le néant). L’aliénation rend étranger à soi-même et aux autres. Il n’y a plus de connexion ni d’empathie. Comme il est dit dans le monologue, c’est l’échec de la communication, c’est-à-dire l’incapacité à comprendre, à aimer, à se faire aimer. Chacun est renvoyé à sa propre solitude.

Cette aliénation et cette solitude sont pleinement suggérées sur le plan formel au niveau du cadrage. On ne trouve dans l’extrait que des plans rapprochés sur les personnages. L’extrait commence avec deux plans rapprochés sur les deux actrices et par la suite ce même type de plan vient ponctuellement interrompre ou marquer une pause dans le monologue.

Le plan rapproché est en général utilisé afin de capturer au plus près l’émotion sur le visage des personnages. Or ici, il n’en est rien. Les personnages sont dénués d’expression. Le plan tend en fait à les isoler et à les couper du reste du monde, c’est comme une forme de mutilation. Il est comme une bulle. Il reflète leur solitude et leur incapacité à communiquer. Un plan sur lequel apparaît deux personnages revient pourtant souvent : on voit de profil l’homme qui boit du café et en arrière-plan le personnage de Juliette jouée par Marina Vlady. Ce plan est particulièrement intéressant dans la mesure où, même s’ils échangent à plusieurs reprises des regards, Juliette reste flou. Godard joue ainsi sur la profondeur de champ pour suggérer la barrière invisible qui les sépare, autrement dit même ensemble, chacun reste prisonnier de sa solitude.

 

2. La tentative d’embrasser le monde

Alors, que faire ? Malgré l’aliénation généralisée dont nous fait état tout le film, il y a toujours la tentative d’embrasser le monde et la condition humaine pour retrouver : « mon semblable, mon frère« . C’est de cette façon que l’on peut interpréter les regards échangés entre l’homme et la femme. C’est également ainsi que l’on peut comprendre le raccord regard entre Juliette et le patron du café. Il y a comme une volonté de communiquer avec l’autre dans ces échanges. Le plan rapproché sur la pompe à bière qui suit signe cependant le retour à l’objet. La pompe est montrée en entier tandis qu’une main coupée l’actionne, rappelant la domination de l’objet sur le fractionnement des corps. 

Alors qu’au début de l’extrait, on a un plan figuratif sur la tasse de café que boit l’homme, peu à peu, le café en lui-même finit par envahir tout le champ, le monologue devenant par la même occasion encore plus abstrait et conceptuel, à partir notamment de l’opposition objectivité/subjectivité et l’être/le néant, où apparaît clairement l’influence de l’existentialisme sartrien. Pour sortir de l’impasse, il faut écouter, regarder « autour de [soi] plus que jamais le monde« . Un silence suit, laissant place au regard. L’homme au café échange à nouveau un regard avec Juliette avant que le champ noir du café ne reprenne le dessus. Le plan très serré sur l’agglomérat aléatoire de bulles du café ouvre sur une introspection qui interroge l’état du monde, un monde instable, incertain et chaotique : « le monde seul, aujourd’hui où les révolutions sont impossibles, où des guerres sanglantes la menacent, où le capitalisme n’est plus très sûr de ses droits et la classe ouvrière en recul, où le progrès, où les progrès de la science donnent aux siècles futurs une présence obsédante, où l’avenir est plus présent que le présent, où les lointaines galaxies sont à ma porte, mon semblable mon frère« . L’association ici de l’image et du discours est d’ordre poétique, dans la mesure où sur le mode de la métaphore, l’agglomérat de bulles qui se forment et éclatent de manière imprévisible représente en quelque sorte le chaos du monde, ou en tout cas le sentiment de perte de sens et de repère qui lui est lié.

« Mon semblable, mon frère« , cette célèbre formule baudelairienne du poème « Au lecteur » qui ouvre son recueil Les Fleurs du mal est comme l’objet de la quête du monologue pour atteindre l’universalité, autrement dit un dépassement de l’individualité vers l’altérité. Néanmoins, employée telle qu’elle l’est dans le discours, « mon semblable mon frère » semble plutôt être une quête perdue évoquée sur le mode élégiaque. En même temps que le noir du café envahit le champ, le monologue se charge de pessimisme : « où commence ? mais où commence quoi ? Dieu créa les cieux et la Terre bien sûr, mais c’est un peu large et facile, on doit pouvoir dire mieux, dire que les limites du langage sont celles du monde, dire que les limites de mon langage sont celles de mon monde, (l’agglomérat de bulles se reforme, flou) et qu’en parlant je limite le monde, je le termine, et que la mort un jour en toute logique viendra abolir cette limite, qu’il n’y aura ni question ni réponse, tout sera flou« . Le langage, qui est censé nous permettre de communiquer, est posé comme une limite. Chacun est donc enfermé en lui-même, par lui-même, dans sa propre cellule, comme le suggère encore une fois l’image des bulles de café. Seule la mort viendra abolir cette limite, « il n’y aura ni question ni réponse« , ne subsistera qu’une image floue.

3. L’apparition de la conscience, ou l’unité retrouvée

C’est à ce moment, dans les dix dernières secondes de l’extrait, que se produit le renversement du logos, du discours, ou plutôt son dépassement dialectique, comme le met en évidence la conjonction adversative « mais » : « mais si par hasard les choses redeviennent nettes, ce ne peut être qu’avec l’apparition de la conscience, ensuite tout s’enchaîne« . 

Godard réécrit la Genèse à sa manière. Il a déjà évoqué la création des Cieux et de la Terre par Dieu, mais écarte ce poncif d’un « c’est un peu large et facile, on doit pouvoir dire mieux« . Tout l’extrait procède d’une montée en abstraction et en généralité. Il s’agit aussi d’une remontée vertigineuse aux origines. La mort est suivie par la renaissance, c’est-à-dire par l’apparition de la conscience. Cette apparition se fait presque sur le mode d’une illumination métaphysique par le procédé cinématographique très simple de la mise au point qui nous fait passer du flou à la netteté. Donc, c’est littéralement la caméra qui, de façon démiurgique, fait apparaître la conscience. On sent ici pleinement sa présence car elle est intégrée au dispositif rhétorique. Elle ne semble plus faire qu’une avec la voix-off. Cette voix chuchotée, qui a été tout le long de l’extrait dans une sorte de flottement, acquiert presque ici la matérialité d’un corps qui serait celle de la caméra. C’est comme si quelqu’un ouvrait les yeux et voyait à nouveau le monde dans sa netteté.

Que signifie « l’apparition de la conscience » ? Si l’on prend cette expression telle quelle, elle pourrait nous faire penser au cogito cartésien « je pense donc je suis ». C’est la pensée autonome qui caractérise la conscience d’un individu. Dans une société capitaliste, cette autonomie de la pensée est aliénée. Dans le cadre de Deux ou trois choses que je sais d’elle, il est légitime d’aller au-delà de la simple interprétation métaphysique pour une interprétation plus politique car tout le film est irrigué par le discours engagé de Godard. L’apparition de la conscience est en fait l’apparition d’une conscience engagée. On a mentionné dans l’extrait l’influence de l’existentialisme sartrien. Selon Sartre, l’être se définit par son engagement dans le monde. Conscience et engagement politique sont étroitement liés. L’être, s’il veut dépasser l’aliénation, ne peut être autrement qu’engagé, autrement dit il projette sa conscience dans le monde réel. « L’apparition de la conscience » politique qui fait ici appel au pathos, c’est-à-dire l’émotion du spectateur. Ce n’est pas pour rien que cette scène a autant marqué les esprits. Dans ce renversement final qui survient de manière extrêmement rapide, dans le passage du flou à la netteté, dans l’unité des mots et des images et dans la musique finale qui ajoute un effet dramatique, il y réellement quelque chose qui traverse l’écran pour viser directement la conscience du spectateur.

Si dans l’extrait, les choses ne sont pas énoncées aussi explicitement, c’est parce qu’une oeuvre cinématographique n’est pas un tract politique ou une oeuvre de propagande. L’ambiguïté subsiste, même si tous les éléments présents, mis dans le contexte du film, tendent à prouver l’interprétation politique. Mais l’engagement vise autre chose que lui-même. C’est l’humanisme qui justifie l’appel à l’engagement. A un moment, le plan très serré sur le café ne montre plus que du noir, puis des bulles se reforment. Il s’agit en fait d’un effet reverse, le film a été rembobiné. En effet il est impossible que les bulles s’agglomèrent ensemble de manière aussi rapide. Devenue nette avec l’apparition de la conscience, elles apparaissent non plus comme métaphore du chaos du monde ou de l’isolement de chacun mais au contraire, elles symbolisent la cellule vitale à l’origine de toute vie. Le renversement dialectique amène ainsi à une relecture des différents éléments déjà évoqués. On peut suivre le même mouvement de rembobinage. « Mon semblable mon frère » apparaît sous un nouveau jour : cette apostrophe témoigne d’une volonté de se joindre à l’universalité non plus de manière abstraite et élégiaque comme ce qui a été perdu, mais de manière concrète dans et par l’engagement politique qui permet de réaliser l’humanité. De même, on pourrait remonter jusqu’au tout début du monologue. Revenons sur l’hypothèse que l’objet, c’est-à-dire la société de consommation et le capitalisme, permet de nous connecter socialement : « Peut-être que l’objet est ce qui nous permet de relier, de passer d’un sujet à l’autre, donc de vivre en société, d’être ensemble. » A la fin du monologue également on retrouve un « peut être » qui n’est pas le « peut-être » hypothétique du début mais qui exprime la condition et la nécessité : « si par hasard les choses redeviennent nettes, ce ne peut être qu’avec l’apparition de la conscience« . Tirant les conséquences de cette homonymie, on pourrait proposer une autre lecture de ce monologue : ce qui permet de relier les uns les autres, de vivre en société et d’être ensemble, ce n’est donc pas « l’objet » mais la « conscience« . C’est l’apparition de la conscience qui permettrait de s’affranchir de l’aliénation. Rétrospectivement, 2 ou 3 choses que je sais d’elle témoigne d’un moment important dans l’œuvre de Godard, un moment plein d’espérance où le cinéma pouvait être envisagé comme un médium capable de changer le monde.

2 réflexions sur « Métaphysique du café. Analyse d’une scène de Deux ou trois choses que je sais d’elle de Jean-Luc Godard (1967) »

  1. Bonjour
    J’ai trouvé votre article sur le film de Godard intéressant. Peut-on vous demander votre nom pour rendre à césar ce qui est à lui (elle) ? Cordialement DD

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